45.
— Je t’avais bien dit que cette bonne femme n’était pas nette !
Ari, avachi dans le canapé de Lola, faisait tourner devant lui son verre de whisky d’un air songeur. La présence de Mona Safran à la conférence d’Albert Khron était un nouvel élément à charge qu’il ne pouvait plus feindre d’ignorer. Pourtant, il n’arrivait toujours pas à admettre que cette femme pût être la meurtrière. Son implication, à un certain degré, ne faisait toutefois plus aucun doute.
— Il y a un truc qui ne colle pas, marmonna-t-il. Pourquoi m’aurait-elle donné son vrai nom et son numéro de téléphone dès le premier jour ?
— T’es vraiment pas croyable, Ari ! Pourquoi faut-il que tu ailles chercher un scénario pas possible alors que tu as toutes les preuves devant les yeux ? Toi qui nous bassines tout le temps avec ton principe du rasoir d’Ockham, je ne comprends pas pourquoi tu refuses de l’appliquer toi-même, ce coup-ci ! C’est pourtant l’hypothèse la plus simple, non ? Le meurtrier est une femme. Mona Safran est une femme. Elle connaissait Paul Cazo. Elle a un rapport, au moins géographique, avec Villard de Honnecourt. Elle te raccroche au nez quand tu la confrontes et, comme par hasard, elle assiste à une conférence donnée par un type dont le numéro apparaît sur le téléphone de l’un de tes assaillants ! Pourquoi tu vas chercher midi à quatorze heures ? Merde, tu le répètes tout le temps : « Choisir l’explication la plus simple et exclure la multiplication des raisons. »
— Oui, tu as peut-être raison, mais il y a un truc qui ne colle pas, répéta l’analyste en continuant de jouer avec son verre.
— Tu fais chier, Ari. Ce qui ne colle pas, c’est que cette bonne femme t’a tapé dans l’œil, voilà tout !
Lola se leva et partit dans la cuisine, prenant le prétexte de devoir préparer le repas pour s’éloigner d’Ari un instant.
Alors qu’il terminait son whisky, Mackenzie sentit son téléphone vibrer dans sa poche. Quand il vit le nom s’afficher sur le petit écran du portable, il se demanda s’il ne rêvait pas. Mona Safran. La coïncidence était plus que troublante.
— Ari ?
— Oui.
Il y eut un court silence.
— Je… Il faut que je vous voie au plus vite.
— Ça tombe bien, moi aussi, dit-il d’une voix sèche.
Au même instant, Lola fit irruption dans la pièce. Elle toisa Ari et devina, à son visage et à sa voix, à qui il était en train de parler. Elle s’appuya sur le dossier d’un fauteuil et planta son regard dans les yeux de son ami.
— Vous pouvez venir ce soir ? demanda Mona Safran.
— Où ça ? Chez vous, à Vaucelles ?
— Non. Ce n’est pas un endroit sûr. J’ai une maison pas loin, à Honnecourt. Je vous attendrai là-bas.
— Vous plaisantez ?
— Pas du tout. Il faut que je vous voie au plus vite, Ari. Sentier des Bleuets. C’est la seule maison, tout au bout du chemin.
Et elle raccrocha sans rien ajouter.
Ari regarda son téléphone d’un air hébété.
— Tu vas quand même pas y aller ? s’exclama Lola, qui avait entendu toute la conversation.
Ari ne répondit pas. Il essayait de faire le tri dans sa tête. Ce coup de fil était pour le moins inattendu et il avait du mal à décider de ce qu’il devait faire. Il n’aimait pas l’idée que ce soit cette femme qui mène la danse. Il aurait voulu la convoquer lui-même, plutôt que de la laisser choisir le lieu et l’instant. Il avait l’impression de n’être qu’un pion sur un échiquier qu’il ne maîtrisait pas depuis le premier jour, et cela l’agaçait au plus haut point.
— Ari ! reprit Lola, de plus en plus énervée. Dis-moi que tu ne vas pas aller là-bas !
— Je n’ai pas vraiment le choix.
— T’es malade ou quoi ? T’as envie de te faire buter ?
Ari posa son téléphone sur la table basse et se prit la tête dans les mains. Il savait pertinemment ce que voulait dire Lola. L’appel au secours de Mona Safran avait tout du parfait traquenard. Et pourtant… Pourtant il avait besoin de savoir. Il ne voulait pas risquer de rater quelque chose, risquer de ne pas entendre ce que cette femme avait à lui dire, maintenant qu’elle voulait enfin parler.
Finalement, il se dirigea vers l’entrée d’un pas décidé pour aller chercher son manteau. Lola l’attrapa au passage par le bras et le regarda droit dans les yeux.
— Non, Ari. Tu ne vas pas là-bas. Je suis désolée, mais là, ça commence à bien faire ! On envoie les flics chez elle, et puis c’est tout ! Cette façon que tu as de tout vouloir faire toi-même frise le ridicule.
— Ça va, Lola, ça va… Je suis parfaitement capable de me défendre tout seul.
— Non, attends !
Ari libéra doucement son bras et partit dans l’entrée. Il enfila son manteau.
— Lola, je te remercie de t’inquiéter pour moi, mais laisse-moi faire mon boulot, d’accord ?
La jeune femme le regardait, les yeux écarquillés. Elle n’arrivait pas à croire que son ami pût être si entêté. Pourtant, elle savait qu’elle ne pourrait pas le retenir, que sa décision était prise. Et cela la terrifiait.
Ari ajusta son holster sous son épaule gauche et revint lentement vers elle.
— Te fais pas de souci pour moi, petite fille, dit-il en posant sa main sur l’épaule de la libraire.
Il se pencha pour l’embrasser. Lola, perplexe, se laissa faire. Ari pressa ses lèvres contre les siennes, la serra contre lui, puis il se recula et lui caressa la joue.
Lola, le souffle coupé, le regarda quitter l’appartement sans mot dire.